Jean-Marc Jancovici : « Le temps du monde fini commence » 18/03/2020

Jancovici
19 min readMar 18, 2020

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ENTRETIEN. Alors que le réchauffement climatique s’impose comme un enjeu politique majeur, le spécialiste des enjeux écologiques s’est confié au « Point ».

Ndrl : L’entretien a été réalisé le 24 février 2020

© Nicolas TAVERNIER/REA

Propos recueillis par Géraldine Woessner
Publié le 18/03/2020 à 07:30 | Le Point.fr https://www.lepoint.fr/debats/jean-marc-jancovici-le-temps-du-monde-fini-commence-18-03-2020-2367621_2.php

L’acte II du quinquennat, que l’hôte de l’Élysée promet axé sur l’écologie, pourra-t-il dépasser les effets d’annonce ? Probablement pas, redoute le polytechnicien Jean-Marc Jancovici, qui dénonce l’absence de vision, et donc de stratégie, du gouvernement en matière de lutte contre le réchauffement climatique.

Fondateur et président de The Shift Project, « think tank de la décarbonation de l’économie », et membre du Haut Conseil pour le climat, il détaille au Point les raisons pour lesquelles les politiques conduites jusqu’à présent vont dans le mur, selon lui.
Parce que les ressources en énergie fossile de la planète s’amenuisent, rendant inéluctable une future « décroissance ».
Parce que nos politiques ne font rien pour s’y adapter, aggravant au contraire les risques futurs en engageant une sortie du nucléaire « contre-productive » et prématurée.
Parce qu’ils s’accrochent au mythe d’une « transition heureuse », en niant les pertes de productivité, et donc de pouvoir d’achat, qu’entraînera nécessairement le recours accru à des énergies renouvelables intermittentes.

La France, pourtant, dispose dans cette lutte incertaine d’atouts inestimables. « Nous avons — ou avions — au moins un champion dans chaque domaine indispensable pour décarboner l’économie, qu’il s’agisse du bâtiment, du ferroviaire, du nucléaire, de l’eau, des transports urbains, de l’urbanisme, ou encore de l’agriculture… » Atout que la politique actuelle s’attache à détruire. Jusqu’à quand ?

Le Point : Emmanuel Macron a décrété l’écologie priorité de l’acte II de son quinquennat. Un Conseil de défense écologique a été mis en place, mais on peine à comprendre quelle est sa stratégie pour répondre à la menace du réchauffement climatique. Avez-vous une idée ?

Jean-Marc Jancovici : J’ai bien peur que ce ne soit que la conséquence logique du fait qu’il n’y en a pas… Notre président, et son gouvernement, ne donnent aucune preuve qu’ils disposent d’une vision structurée et cohérente sur ce sujet. Depuis Jacques Chirac, nous avons plus généralement des présidents taillés pour s’emparer du pouvoir, mais qui ne savent pas quoi en faire une fois qu’ils l’obtiennent, et Emmanuel Macron est dans cette lignée. Comme Mitterrand, il rêve de pouvoir imprimer sa marque, et a commencé par le montrer sur la forme (cf son entrée au Louvre après son élection), mais cela ne remplace pas un projet bien pensé pour arriver à ce résultat !

Notre président n’a probablement pas compris que, pour reprendre cette célèbre formule de Paul Valéry, « le temps du monde fini commence », et pour son plus grand malheur la France fait partie d’une Europe qui ne l’a pas plus compris. Nous allons devoir apprendre à vivre dans un monde sans croissance, voire en récession structurelle, et cela heurte frontalement les modes d’organisation qui nous paraissent normaux aujourd’hui. Par exemple, dans un monde sans croissance, le libéralisme accroit les inégalités sans susciter spontanément les investissements dont la collectivité a besoin.

Si nous regardons les indicateurs physiques et non monétaires, la croissance est déjà aux abonnés absents depuis 2007 : les tonnes chargées dans les camions en Europe sont inférieures à ce qu’elles étaient en 2007, les mètres carrés construits par an aussi, et la production industrielle n’est pas supérieure.

Pourtant, la production de pétrole continue à progresser, alors que l’on annonce régulièrement son déclin…

Cela dépend de quoi on parle : en 2018, l’Agence internationale de l’Energie a publié un rapport essentiel, où il était écrit que la production de pétrole dit conventionnel a atteint un pic en 2008, et décline depuis. Depuis, seuls le pétrole de schiste américain et celui issu des sables bitumineux canadiens sont capables de compenser ce déclin. Mais ils le compensent de moins en moins : ils sont beaucoup plus complexes — donc chers — à extraire, et l’augmentation des volumes est de plus en plus faible.

Tous types de pétroles confondus, le maximum historique de production a été atteint pour l’heure en novembre 2018, et depuis nous avons perdu 4 millions de barils par jour, sur une production qui était à 84. 4 millions de barils par jour, cela représente deux fois et demie la consommation française ; ce n’est pas anodin. Il est évidemment trop tôt pour dire si c’est « le » pic qui vient d’être franchi, mais on ne peut pas dire que pour le moment la production continue d’augmenter sans problème. Par ailleurs, la production américaine supplémentaire est essentiellement constituée de pétrole très léger, le “Light Tight Oil”, dont le contenu énergétique est moindre que celui du pétrole conventionnel qui est en train de diminuer.

Enfin, un chiffre est aussi « alertant » : le déclin des puits déjà en production sur la planète, atteint 6% par an. C’est rapide ! Et donc il faut en permanence rajouter de nouveaux puits, essentiellement dans le « pétrole de schiste », pour compenser ce déclin… ce qui n’est même plus le cas depuis un an et demi. Et alors qu’il faudrait forer en permanence, les deux premiers équipementiers pétroliers américains, Halliburton et Schlumberger, viennent de passer respectivement 2 et 10 milliards de dollars de provisions pour mettre à l’arrêt leurs équipements de fracking (utilisés pour le pétrole de schiste). C’est un signal difficile à interpréter, mais qui ne va pas dans le sens d’une abondance qui va revenir. De toute façon, d’ici peu le déclin de l’approvisionnement pétrolier sera inéluctable, et il est indispensable d’apprendre à se passer d’or noir, changement climatique ou pas ! Or, pour en revenir à la question du début, je ne suis pas complètement certain que notre président ait bien en tête ce qui est en train de se passer d’une part, et surtout les implications économiques d’autre part. Entre autres conséquences, il est évident pour moi que les 1,5% à 1,8% par an de croissance d’ici 2070 sur lesquels table le conseil d’orientation des retraites sont un doux rêve et pas du tout une réalité (le chantier des retraites reviendra donc sur la table d’ici quelques années…).

Les ressources en gaz peuvent-elles compenser le pétrole ?

Le gaz est encore abondant à la surface de la planète, mais pas en Europe, où l’approvisionnement gazier, issu pour moitié de la mer du Nord, décline depuis 2005. Le gaz est une énergie peu dense par unité de volume (1 000 fois moins que le pétrole), et donc malcommode à transporter. La fourniture de la mer du Nord (qui a passé son pic en 2005) recule, et les exportations russes globales sont constantes depuis 25 ans en volume. Les nouveaux gisements en exploitation au centre de la Russie ont plutôt vocation à alimenter la Chine, partenaire moins sourcilleux que l’Europe pour Vladimir Poutine. Et les Américains n’exporteront jamais leur gaz de façon massive, pour des raisons stratégiques et logistiques.

La stratégie du gouvernement, qui consiste à développer considérablement les énergies renouvelables, paraît donc cohérente…

Elle le serait si c’était pour remplacer de l’énergie fossile, et que ce soit la manière la plus intelligente de le faire (car on peut aussi faire des économies d’énergie, et il faut voir l’efficacité comparée des deux approches pour arriver au même résultat). Mais l’essentiel de l’argent, aujourd’hui, sert un autre objectif : la baisse de l’électricité nucléaire. Cela ne serait pas grave si nous avions tout le temps et autant de moyens que nous le souhaitons. Mais nous sommes dans une course contre la montre, et à cause de la contraction pétrolière, nos moyens vont aller en baissant. Supprimer du nucléaire, physiquement supérieur aux énergies diffuses et non pilotables que l’on veut mettre à la place, c’est se distraire sur un objectif accessoire pendant que nous ne faisons rien sur l’objectif principal. C’est donc augmenter l’instabilité future.

Un ministre est-il plus compétent que l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), dont c’est le métier que d’ausculter nos installations.

La fermeture du premier réacteur de la centrale nucléaire de Fessenheim le 22 février est-elle un mauvais choix ?

Cette décision a été prise par François Hollande en 2011 sans aucun autre fondement que de séduire les 3 % d’antinucléaires « durs » au sein de l’électorat, c’est-à-dire les personnes pour qui la baisse du nucléaire est le premier point qui compte au moment de glisser un bulletin dans l’urne. Depuis, nous sommes dans la continuité de cette décision, qui relève toujours du clientélisme électoral, mais qui n’a jamais fait l’objet de la moindre argumentation un peu construite. Le gouvernement actuel va même plus loin en écrivant, sur son site Internet, que la fermeture de cette centrale « vise à faire du Haut-Rhin un territoire de référence à l’échelle européenne en matière d’économie bas carbone ». Que de fermer une source de production électrique bas carbone « contribue à l’économie bas carbone » est tout simplement un mensonge, et comme il figure sur le site du gouvernement, on peut parler de mensonge d’État. Et sur le même site du gouvernement, il y a une page pour expliquer comment débusquer les fake news ! Nos amis politiques ne manquent pas d’humour…

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Le nucléaire n’émet que 6 grammes de CO2 par kWh produit sur l’ensemble de son cycle de vie. C’est sept fois moins que le solaire, et moins que la moyenne française (qui comporte un peu de charbon et de gaz, que par contre nous allons garder) : supprimer du nucléaire ne va pas aider à décarboner quoi que ce soit. Ce mensonge se double d’une imposture quand le gouvernement justifie sa décision en invoquant des questions de sécurité, la centrale étant « trop vieille et située sur une zone sismique ». Un ministre est-il plus compétent que l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), dont c’est le métier que d’ausculter nos installations ? Si le politique a raison (sur la vétusté et le risque sismique), alors il faut d’urgence licencier tous les gens de l’ASN pour incompétence, puisqu’ils sont incapables de correctement évaluer le risque. Mais si l’ASN est légitime dans son jugement, alors les politiques qui font croire à leur compétence technique en mettant en avant des éléments infondés sont des imposteurs. Et la presse qui leur passe les plats se rend complice de cette imposture. Nous avons affaire, dans un autre domaine, au même processus que pour le climato-scepticisme : dans les deux cas de figure, la presse relaie des faits inexacts en les présentant comme fondés. Claude Allègre, qui prétend que le changement climatique est une invention, et les politiques qui prétendent qu’il faut fermer Fessenheim parce que c’est vieux et dangereux, même combat. Mêmes mécanismes, mêmes ressorts intellectuels, même imposture, même confusion créée dans le débat public.

Continuer à alimenter le même parc de machines surpuissant avec juste des énergies renouvelables, c’est cela qui ne sera pas possible.

Un scénario « 100 % énergies renouvelables » est-il possible ?

Bien sûr que si, c’est possible. En l’an de grâce 1500, le monde était 100 % énergies renouvelables. Un monde « tout renouvelable » est du reste le seul que notre espèce ait connu entre son apparition, il y a 20 000 ans, et… le début de la révolution industrielle. Il n’y a donc aucun problème physique pour y retourner. Ce qui n’est pas possible, c’est d’y revenir avec 500 millions d’habitants en Europe, et 35 000 euros de PIB par personne et par an, et des retraites payées jusqu’à 85 ans. La révolution industrielle, c’est avoir adjoint aux hommes, grâce aux énergies fossiles, la force toujours croissante d’un parc de machines toujours croissant, qui travaillent la matière à la place de nos bras et jambes, et qui désormais font tout à notre place : les cultures, les vêtements, les logements, les routes et ponts, les transports, et le milliard de produits différents que l’on peut trouver dans le monde. Continuer à alimenter le même parc de machines surpuissant avec juste des énergies renouvelables, c’est cela qui ne sera pas possible. Un monde 100 % ENR est donc un monde où le parc de machines qu’on peut adjoindre par personne sera considérablement plus petit, et la traduction économique de l’affaire est un PIB par personne beaucoup plus petit aussi. C’est cela que le politique n’a pas compris, ou fait semblant de ne pas comprendre (c’est difficile de savoir !) : un monde 100 % ENR est un monde où le pouvoir d’achat a beaucoup diminué. Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, je dis juste que c’est mentir que de le promettre sans contraction forte de la consommation.

L’Ademe, qui dépend du ministère de l’Écologie, a pourtant présenté une étude récente censée prouver la faisabilité du scénario…

Le travail « 100 % renouvelables » de l’Ademe ne portait que sur l’électricité, qui représente en France un cinquième de ce qui actionne les machines qui travaillent pour nous (le reste est constitué de produits pétroliers, de gaz, et marginalement de charbon). Ensuite, ce travail présentait un simple calcul économique, qui ne démontrait rien de plus que les hypothèses prises en entrée. Cette étude postulait que les ENR électriques allaient coûter de moins en moins cher, que le réseau n’avait pas besoin d’être modifié de manière significative, que le stockage ne coûterait pas cher, et que le consommateur final s’adapterait sans surcoût à un approvisionnement électrique où jusqu’à 60 % de la puissance pouvait ne pas être disponible. Mais on ne démontre rien quand les hypothèses d’entrée sont invalides !

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Prenons un exemple, qui est la baisse du coût des moyens de production (éolien, solaire). Il est pour le moment associé au fait que ces moyens sont fabriqués avec du pétrole (chimie amont, transports intermédiaires), du gaz (cimenterie, pour les plots en béton, et façonnages métalliques) et du charbon (métallurgie, production électrique), et ce dans le cadre de la mondialisation (les 10 premiers producteurs de panneaux sont en Chine, et des gros fabricants de nacelles éoliennes aussi). Imaginons que nous soyons « locaux et renouvelables » de bout en bout : l’éolienne serait alors fabriquée chez nous avec du minerai de fer français (problème, il n’y en a plus…), du charbon français (idem), du cuivre français (idem), de l’indium et du germanium français, etc., et transportée et assemblée avec juste des moyens renouvelables… pensez-vous que dans ce contexte le prix restera le même ?

La baisse continue du prix repose donc sur un implicite — les combustibles fossiles restent abondants pour tout produire à bas prix — qui est parfaitement antagoniste avec l’hypothèse du travail — nous sommes dans un monde totalement renouvelable ! En clair, la baisse de prix ne fonctionne que si vous n’avez pas réglé votre problème de suppression des combustibles fossiles. C’est quand même ennuyeux… Deuxième écueil : l’Ademe postule que la consommation électrique des utilisateurs peut baisser drastiquement quand il n’y a pas assez de vent et de soleil, sans aucune pénalité économique. Mais s’il n’y a pas assez de vent ou de soleil, nous devrons faire avec un peu ou beaucoup moins de frigos, machines à laver, ascenseurs, éclairage, trains, douche, réseau de télécommunication, machines industrielles, etc. Et ça ne coûterait rien à personne ? De deux choses l’une : soit les consommateurs (particuliers, entreprises ou administrations) devront faire des investissements pour acheter de quoi pallier l’intermittence, comme des batteries (et garantir dans chaque logement une semaine de consommation électrique sur batterie coûterait presque autant que le prix de l’immobilier), soit l’activité devra s’adapter à la disponibilité de l’électricité, et donc le PIB baissera quand la production électrique baissera. Mais aucun de ces éléments n’intervient dans le calcul de l’Ademe, qui conclut de façon injustifiée sur le fait qu’un scénario électrique 100% ENR est moins cher que le système actuel. Mais si les moulins à vent, connus depuis 2000 ans, étaient intrinsèquement moins chers et tout aussi pratiques que les sources concentrées et pilotables que nous avons développées depuis, pourquoi notre espèce aurait-elle abandonné les moulins à vent au profit des combustibles fossiles et du nucléaire ?

J’interprète cette étude de l’Ademe, qui est une agence qui dépend du ministère de l’environnement, et ne peut donc s’affranchir (et c’est normal) de la volonté politique du moment, comme une tentative — malheureusement non probante — pour justifier après coup une décision qui provient d’un simple clientélisme électoral, à savoir l’accord du PS avec les Verts pour abaisser à 50% la part du nucléaire dans notre production électrique.

Vous êtes pro-nucléaire, tout en reconnaissant que ce n’est pas une panacée.

C’est une question d’arbitrage des risques. Si vous partez dans la jungle, vous ne refusez pas de prendre une boîte d’antibiotiques, au motif que vous pourriez contribuer à une résistance dans cinquante ans ! Garder ou développer le nucléaire aujourd’hui ne suffit pas à porter la totalité de l’effort qui nous attend pour décarboner l’économie, tant s’en faut. Mais refuser cette marge de manœuvre, c’est augmenter fortement le risque de rater la cible, et donc de créer beaucoup plus de souffrances que nous n’en avons évité.

La position d’Emmanuel Macron est un mélange de confusion et d’insouciance. Il n’a pas compris, comme tous les gens biberonnés à l’économie classique, que l’économie était désormais un système de transformation dépendant des machines, donc de l’énergie, et qu’on ne pouvait pas séparer l’énergie du reste du destin de la société. Ce qui va se passer ou pas sur l’énergie conditionne le fait qu’on paiera ou non les retraites, que les gens dans les villes auront à manger pour un prix raisonnable ou pas, que ceux qui font des études littéraires trouveront un job ou pas, etc. Très peu de gens le comprennent, car la convention économique masque cette réalité physique. Le président se comporte conformément au constat fait par Tocqueville il y a 2 siècles : il base son action avant tout sur ce qu’il croit que ses électeurs potentiels pensent, et non avant tout sur les faits. Dès que l’opinion la plus répandue n’est pas raccord avec les faits, c’est évidemment aller tout droit aux malentendus. Par exemple, l’essentiel de mes concitoyens pensent que la croissance vient avant tout des mesures du gouvernement, et que l’énergie n’est qu’un sujet de pouvoir d’achat. Mais c’est l’inverse ! La croissance vient de la croissance de l’énergie en volume, qui permet de faire croitre le parc de machines en fonctionnement, et donc la production, et les mesures du gouvernement ont peu d’impact à court terme sur ces flux.

Autre exemple : plus de la moitié des Français pensent que le nucléaire contribue significativement à l’augmentation de l’effet de serre, alors que ce n’est pas le cas. Plutôt que de leur dire ce qui est un fait, notre gouvernement préfère surfer sur l’erreur et prétendre que de fermer du nucléaire contribue à l’économie bas carbone. La presse n’aide pas : elle continue à solliciter avant tout les associations anti-nucléaires, créées avant que le changement climatique ne devienne un problème, et qui désormais assimilent indument fossile et nucléaire pour ne pas avoir à revenir sur leur combat historique alors que le contexte a radicalement changé.

La réalité, c’est que remplacer le tiers du nucléaire par de l’électricité renouvelable ne nous fera rien gagner en CO2, et mobilisera des centaines de milliards d’euros que, du coup, nous n’utiliserons pas pour rénover les logements, changer les chaudières, construire des infrastructures pour vélos, électrifier une partie des transports, modifier le paysage agricole, etc. Dans ces domaines, on ne fait quasiment rien de sérieux, on balbutie.

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Tenter de violer la réalité n’amène qu’une chose : la désillusion, qui est un vrai danger en démocratie.

Est-il encore possible de revenir à un débat rationnel ?

Il faut le souhaiter, mais la situation est trop enkystée pour que cela se fasse rapidement. Quand, pour votre plus grand malheur, vous avez raté l’éducation d’un enfant, le retour à la normale ne peut pas se faire en une semaine. Dans les modifications souhaitables, j’en vois plusieurs. La première est d’avoir une classe politique qui ait une compréhension correcte des enjeux. Ils doivent aussi se reposer sur une administration à qui on reconnaît le droit de contester la décision politique au nom d’une tentative de violation des faits. Aujourd’hui, les élus considèrent trop souvent que les faits, qui ne sont pas empreints de l’onction du suffrage universel, n’ont pas droit de cité s’ils sont contraires aux promesses électorales qui ont été faites. Mais tenter de violer la réalité n’amène qu’une chose : la désillusion, qui est un vrai danger en démocratie.

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Faute de savoir faire des choix, le gouvernement semble attendre beaucoup des travaux de la Convention climat, qui doit rendre ses conclusions début avril. Qu’en espérez-vous ?

Je ne sais pas. Quand il l’a lancée, Emmanuel Macron cherchait à la fois à gagner du temps et à reporter ailleurs la charge du choix. Demander à 150 personnes tirées au sort, dont la plupart n’ont aucune connaissance technique sur la question au début de l’exercice, de parvenir, en « seulement » huit week-ends de travail, à remplacer l’administration dans tous les domaines de la vie publique, et ce de manière cohérente et opérationnelle (puisqu’on lui demande lois et décrets), est un sacré défi… Je ne sais pas s’ils vont réussir à tenir le pari, mais j’attends de toute façon le résultat avec beaucoup d’intérêt, notamment sur la façon dont cela a changé le rapport au problème pour les participants. Ce qui est sûr, c’est que la sphère publique, par-delà ses grands discours, se comporte de fait comme si on avait l’éternité devant nous, en reportant sur d’autres la charge de comprendre le problème à traiter et d’évaluer les options possibles, alors que je ne vois pas ce qui l’empêche de le faire elle-même. Mais nous n’avons pas l’éternité ! Nous ne sommes qu’à 1 degré de hausse de la température planétaire, et 20 millions d’hectares, soit la moitié de la France, sont partis en fumée en Australie…

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Dans une interview à Socialter, vous avez déclaré qu’un moyen de réguler la population serait de « ne pas mettre tout en œuvre pour faire survivre les personnes âgées malades, à l’image du système anglais qui ne pratique plus de greffe d’organes pour des personnes de plus de 65 ou 70 ans ». Vos détracteurs y ont vu un malthusianisme profondément anti-humaniste…

C’est au contraire pro-humaniste dans mon esprit. Je n’ai pas prôné l’euthanasie, mais suggéré d’arrêter l’acharnement thérapeutique dans un cas de figure où il est gros consommateur de moyens pour un bénéfice collectif — et souvent individuel — faible. Dans un monde aux ressources contraintes, il faudra faire des choix dans l’allocation des moyens. Dans la représentation la plus « morale » du lien entre enfants et parents, ces derniers sont toujours invités à se sacrifier pour leurs enfants s’il n’y a pas assez pour tous, et ce parfois au péril de leur vie (« les femmes et les enfants d’abord », rappelez vous). Est-il humaniste de prôner que, si on ne peut pas tout faire, la société privilégie le maintien en vie, dans de mauvaises conditions, de personnes qui ont déjà longuement vécu, au détriment de l’avenir de ceux qui ont encore une large partie de leur existence devant eux ? A tout le moins ca doit pouvoir se discuter, et c’est exactement ce que je souhaite : que le débat existe, parce qu’il me semble légitime, même s’il est difficile. Deux siècles de croissance nous laissent penser que nous pouvons continuer à tout avoir à la fois, et à ne pas choisir. A ce moment, il est clair que mon propos peut paraître déplacé. Mais mon cadre de raisonnement est que la croissance économique, c’est l’énergie croissante, et l’énergie croissante, en Europe, c’est terminé, climat ou pas. Sans croissance, nous allons donc devoir faire plus de choix, et la santé n’y fera pas exception. Un choix ne fait jamais que des gagnants ; la bonne question est de savoir s’il représente le meilleur arbitrage collectif pour un problème donné.

Pour le moment, notre plus grande ambition est d’imiter une Allemagne qui fait fausse route.

Vous ne croyez pas qu’il puisse y avoir de transition écologique sans perte de pouvoir d’achat… Nous ne connaîtrons pas de transition écologique heureuse ?

Je crois que nous n’allons pas éviter les efforts, mais le bonheur dépend des contreparties qui y seront apportées. Pour que l’effort ait du sens, il faut qu’il s’inscrive dans le cadre d’un projet. Le premier devoir, aujourd’hui, des gens qui sollicitent les suffrages d’électeurs est d’en avoir un, et pour moi supprimer le déficit budgétaire n’est pas un projet. Je ne connais personne qui me dise « mon projet de vie, c’est de réduire mes charges » ! C’est assurément une contrainte, mais ce n’est pas un projet.

La décarbonation de l’économie pourrait être un très beau projet de société, si on décidait de le faire de manière rationnelle et articulée (bien qu’on s’emploie depuis une décennie dans le monde politique à faire consciencieusement l’inverse). Il reste dans ce pays des forces vives capables de grandes choses. L’une des forces historiques de la France, c’est d’être à la pointe dans l’organisation de grands systèmes complexes. Nous sommes historiquement les champions du monde quand il s’agit de faire un système hospitalier de qualité (il n’y a que les Français pour s’en plaindre !), des systèmes ferroviaires ou de services urbains qui fonctionnent bien, un système électrique optimal… Avant qu’on en dise pis que pendre, notre système électrique n’avait que des avantages, c’était le meilleur au monde (c’est même ce qui est ressorti d’un rapport de l’Agence internationale de l’énergie qui avait comparé un grand nombre de pays). Nous sommes capables de faire de la planification, et surtout nous avons le sens de la collectivité. Les Américains en sont incapables, à preuve leurs infrastructures publiques sont dans un état lamentable. Ce n’est pas un hasard si les Français sont très présents à l’international dans la gestion d’infrastructures, qui demandent justement des compétences que notre pays sait fournir. Nos premiers concurrents « intellectuels » sont les Chinois et les Russes. Il n’est du reste pas étonnant que ces deux pays accélèrent dans le nucléaire, qui est par excellence l’industrie qui demande une planification de l’État, à une large échelle, et sur un temps très long (le siècle).

Nous avons — ou avions — au moins un champion dans chaque domaine indispensable pour décarboner l’économie, qu’il s’agisse du bâtiment, du ferroviaire, du nucléaire, de l’eau, des transports urbains, de l’urbanisme, ou encore de l’agriculture…

Voulez-vous dire que dans cette nouvelle compétition mondiale, la France a des atouts et s’en tirerait mieux que d’autres ?

Si notre pays décidait de devenir « pour de vrai » à la fois le laboratoire grandeur nature d’une économie décarbonée, et son promoteur le plus ardent dans le monde, nous pourrions dire que nous avons un projet avec un peu plus de souffle que de simplement « s’inscrire dans la mondialisation heureuse », ou diminuer notre déficit budgétaire. Pour moi, à l’heure de la contrainte sur les énergies fossiles, il est là notre projet. Il demandera de gros efforts, y compris à des acteurs potentiellement « gagnants », mais il permet de se lancer en tête dans une course qui va concerner tout le monde à un moment ou à un autre. Pour le moment, notre plus grande ambition est d’imiter une Allemagne qui fait fausse route, en nous focalisant sur un sujet parfaitement secondaire et porteur de risques mineurs (le nucléaire), au lieu de nous occuper du principal : refaire les villes, les bâtiments, l’industrie, modifier les infrastructures de transport, notre paysage agricole, modifier nos forêts (qui ne résisteront pas en l’état au changement climatique), adapter autant que faire se peut le pays à un changement climatique qui va de toute façon être bien plus marqué qu’aujourd’hui, repenser le système éducatif et nos systèmes de solidarité à l’aune de ce monde différent, repenser les mécanismes financiers, etc. La France a tout ce qu’il faut pour le faire, et c’est même une occasion de retrouver le Siècle des Lumières si on a des rêves de grandeur. Et c’est là qu’est la faute première du gouvernement : à l’heure où le défi est immense, il n’a que des discours de boutiquier, sans souffle, qui découlent du fait qu’il est incapable de formuler un projet en phase avec l’époque. Or, pour que l’effort ait du sens, il faut qu’il s’inscrive dans le cadre d’un projet, dont le but est clair et le bénéfice compréhensible, sinon la population n’adhère pas. Le premier devoir, aujourd’hui, des gens qui sollicitent les voix est d’en avoir un. Sinon, ce sont des projets totalitaires — car ce sont paradoxalement des projets de société — qui risquent de prendre l’espace vacant, comme nous en avons déjà de multiples exemples autour de nous dans le monde.

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