« Il n’y a pas de transition énergétique » François Jarrige et Alexis Vrignon — 28/02/2020

Jancovici
5 min readFeb 28, 2020

Les énergies renouvelables ne font que s’ajouter aux autres sources d’énergie, maintenant « les modes de vie polluants et le consumérisme », au lieu d’accompagner leur disparition, estiment, dans une tribune au « Monde », les historiens François Jarrige et Alexis Vrignon.

Tribune. Alors que les records de chaleur tombent les uns après les autres, que l’Australie brûle et que les mouches découvrent l’Arctique, les discours en faveur d’une transition énergétique vers les énergies renouvelables se multiplient dans les arènes de pouvoir. Ils mettent en avant des solutions technologiques pleines de promesses, qu’il s’agisse de batteries toujours plus performantes, de parcs solaires géants à l’énorme potentiel productif, ou encore du recours à l’hydrogène pour permettre une mobilité « propre ».

Après deux siècles de fascination pour les énergies fossiles, qui auraient vu le pétrole puis le « gaz naturel » succéder au charbon, la transition énergétique serait désormais en marche. Elle traduirait une prise de conscience récente des sociétés dont le salut dépendrait d’innovations technologiques qui, idéalement, assureront une disponibilité en énergie équivalente ou même supérieure à ce que le monde connaît aujourd’hui. Tels sont les axiomes qui structurent l’approche dominante de la transition énergétique. En premier lieu, celle du gouvernement, qui, après avoir annoncé en pleine crise des « gilets jaunes » que la transition écologique serait au cœur de l’acte II du mandat présidentiel, s’est contenté de mesures limitées et d’encouragements aux innovations censées être « bas carbone ». Sans jouer les prophètes de malheur, l’histoire environnementale conduit à émettre de sérieux doutes à l’égard de ce grand récit de la transition à venir.

« L’ÉPOQUE CONTEMPORAINE N’A JAMAIS ÉTÉ MARQUÉE PAR LA SIMPLE SUCCESSION DES ÉNERGIES »

Trop souvent, la transition est conçue comme un processus linéaire qui verrait le passage d’une source d’énergie — ou un ensemble de sources — à une autre. Le charbon ? Une énergie du passé qui a permis l’industrialisation au XIXe siècle.
Le pétrole ? Le moteur de la société de consommation du XXe siècle dont le règne toucherait à sa fin, supplanté à l’avenir par l’éolienne, le panneau solaire et, selon certains, la centrale nucléaire.
Pourtant, un tel schéma, qui repose sur l’idée rassurante que les sociétés cheminent selon un progrès inéluctable dans ce domaine comme dans les autres, n’a pas lieu d’être car l’époque contemporaine n’a jamais été marquée par la simple succession des énergies.

Systèmes énergétiques alternatifs

Imaginons une région dont la grande majorité des foyers utiliseraient des chauffe-eau solaires, dont les villes bénéficieraient de denses réseaux de tramways et où les éoliennes et la biomasse joueraient un rôle important dans les zones rurales. C’est le cas de la Californie… dans les premières années du XXe siècle ! Eloigné des principaux foyers d’extraction de charbon et de pétrole, cet Etat américain reposait sur un autre mix énergétique [la répartition des sources d’énergie primaire consommées] avant que la découverte d’importants champs pétrolifères ne change la donne.

Or, il ne s’agit pas d’un cas isolé : l’histoire de ces deux derniers siècles foisonne de systèmes énergétiques alternatifs. Longtemps, le recours à la force animale est ainsi resté perçu par beaucoup de personnes modestes comme un choix rationnel malgré la puissance des moteurs à combustibles fossiles. L’hydraulique a continué à dominer le mix énergétique des sociétés de la « révolution industrielle » du XIXe siècle, tandis que le solaire a été envisagé comme une alternative au charbon dans l’Algérie coloniale des années 1870…

« FACE À L’URGENCE CLIMATIQUE ET À LA NÉCESSITÉ DE CONSTRUIRE UN AUTRE MODÈLE ÉNERGÉTIQUE, IL CONVIENT DE REGARDER EN FACE LES SITUATIONS ET LES EXPÉRIENCES PASSÉES »

On serait tenté de considérer que ces solutions choisies n’ont laissé que peu de traces dans la mémoire collective, du fait de leurs faiblesses techniques évidentes et de la supériorité intrinsèque du charbon puis du pétrole. Tout entier absorbé par la célébration du « roi charbon » et de ses successeurs, le monde n’aurait pris conscience que tardivement des conséquences néfastes du recours massif aux énergies fossiles. Mais cette lecture est myope et partielle, elle nous entretient dans l’illusion que nous serions enfin devenus conscients et, dès lors, capables d’agir. En réalité, l’histoire nous montre plutôt que, dès le XIXe siècle, des voix, nombreuses et discordantes, se sont fait entendre pour dénoncer les nuisances suscitées par ces nouvelles sources d’énergie ou alerter sur leur épuisement, soulignant la pertinence d’autres solutions moins chères, plus sobres et efficaces. Mais ces doutes anciens et ces solutions ont été marginalisés, et oubliés.

Au nom de la sacro-sainte croissance du PIB

Cette marginalisation ne relève pas d’une simple sélection naturelle. Sans méconnaître les difficultés techniques, ce sont avant tout des processus politiques, sociaux et économiques qui ont été à l’œuvre. Les intérêts des grandes entreprises de production d’électricité — publiques comme privées –, la propension à la centralisation des processus de décision, l’hégémonie culturelle d’un imaginaire d’ingénieur et de technocrate, qui disqualifie les bricolages et le low-tech et refuse d’envisager la décroissance des consommations au nom de la sacro-sainte croissance du produit intérieur brut, ont joué un rôle décisif dans l’avènement des systèmes énergétiques actuels, fondés sur la production toujours en hausse d’énergie. Si la puissance installée des énergies renouvelables ne cesse de croître, celles-ci s’ajoutent pour l’heure aux autres sources d’énergie au lieu de s’y substituer ; elles visent à maintenir les modes de vie polluants et le consumérisme actuel, au lieu d’accompagner leur disparition.

Face à l’urgence climatique, à l’effondrement de la biodiversité et à la nécessité de penser et de construire un autre modèle énergétique, il convient de regarder en face les situations et les expériences passées. Les débats énergétiques n’ont jamais été une question uniquement technique. Même brièvement, des énergies alternatives viables ont existé. D’autres voies ont été possibles et ont été expérimentées, et cette approche contrefactuelle permet d’espérer que d’autres futurs demeurent envisageables.

La fabrique de la « transition énergétique »

La consultation sur la Programmation pluriannuelle de l’énergie, achevée le 19 février, imagine substituer éolien, solaire et nucléaire au pétrole et au charbon. Mais l’histoire montre que les sources d’énergie cohabitent, à l’inverse du mythe d’innovations disruptives successives.

Par Alexis Vrignon et François Jarrige

François Jarrige est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Bourgogne ;
Alexis Vrignon est historien chercheur à l’université de la Polynésie française. Ils ont publié Face à la puissance — Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel (La Découverte, 400 p., 25 euros).

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