Mathieu Arnoux, Christophe Goupil, José Halloy et Eric Herbert sur le Laboratoire Interdisciplinaire des Énergies de Demain (LIED)
Lettre de l’InSHS n°68 — Novembre 2020 https://www.inshs.cnrs.fr/sites/institut_inshs/files/download-file/lettre_infoINSHS_68_0.pdf
Le Laboratoire Interdisciplinaire des Énergies de Demain (LIED, UMR8236, CNRS / Université de Paris) a été créé en janvier 2013. Les transitions énergétiques sont au cœur des recherches de l’unité. Inscrits dans le temps et dans l’espace, les processus de transition soulèvent des problèmes sociaux, économiques et politiques qui relèvent des disciplines des sciences humaines et sociales. Ils possèdent en même temps des aspects fondamentaux qui requièrent l’expertise des disciplines des sciences exactes, physique et biologie en particulier. Pour l’InSHS, Mathieu Arnoux, Christophe Goupil, José Halloy et Eric Herbert nous présentent ce laboratoire hors normes.
Le LIED est un laboratoire interdisciplinaire… Comment passe-t-on de l’observation des phénomènes naturels à celle de la société ?
Les sciences sociales ne sont pas habituées à mobiliser des notions de sciences naturelles : essayons pourtant. Exploitation de ressources en stock, intensité énergétique et progrès technologiques accompagnent les crises écologiques caractéristiques de l’Anthropocène. Énergie et matière sont au cœur des enjeux qui « menacent » nos sociétés. Elles sont deux réalités liées. L’énergie est d’abord unité de compte des transformations de la matière, un aspect essentiel de la Révolution Industrielle : il devient alors possible de transformer la matière à des échelles jusque là inconnues, parce que le charbon — ou plus tard le pétrole, le gaz naturel ou l’uranium — met à disposition un stock d’énergie, tandis qu’auparavant, n’étaient accessibles que les flux d’énergies des cours d’eau, des bois des forêts, des plantes cultivées ou des animaux, tous tributaires du rayonnement solaire. C’est ce qui explique la divergence énergétique des deux derniers siècles : un stock n’a d’autre régulation que son épuisement, alors qu’un flux, même quand il est infini, est limitant et limité dans son apport à chaque instant. Cette superpuissance énergétique a permis de transformer la matière qui nous entoure dans des proportions telles que nous transformons aujourd’hui le système Terre. C’est l’une des définitions de l’Anthropocène.
Matière et énergie ont également des caractéristiques analogues. L’une et l’autre se conservent et peuvent exister sous forme dispersée ou concentrée. La thermodynamique, fille de la machine à vapeur, en a déduit deux « principes ». Le premier, dit de conservation, permet de faire la comptabilité de la matière et de l’énergie. Le second, dit principe entropique, peut s’exprimer ainsi : « si énergie et matière peuvent se disperser, elles se disperseront. » Suivant ce principe, la matière concentrée, le métal extrait d’une mine par exemple, est destinée à se disperser dans la croûte terrestre, les océans et l’atmosphère. Il en va de même de l’énergie cinétique d’un objet qui se dispersera par frottement sous forme de chaleur. De la matière et de l’énergie, la thermodynamique mesure non seulement la quantité, mais aussi la qualité. En l’absence d’une énergie de qualité adéquate, le processus de dispersion est inévitable. La haute qualité de l’énergie que le soleil envoie constamment vers la terre a permis, dans le temps, la structuration et la concentration de sa matière, à notre bénéfice. L’existence et la perpétuation de la vie terrestre dépendent de ce rayonnement.
Les systèmes vivants peuvent offrir des exemples, peut-être des solutions, en matière de gestion de l’énergie et de la matière, mais en tenant compte de quatre contraintes :
> Malgré la diversité de l’existant, toutes les formes et toutes les dimensions ne sont pas possibles.
> Le temps et l’histoire comptent : la nature ne revient pas sur ses pas et notre futur ne s’ouvre pas sur une page blanche.
> L’évolution n’est pas un processus linéaire dans le temps. Le progrès technologique, non plus : rien ne dit qu’une innovation arrivera à temps pour nous sauver.
>La dernière contrainte tient aux conditions qui lient l’accès aux ressources et le rejet des déchets. Autrement dit, la nature ne donne rien gratuitement et des externalités négatives pèsent sur nos environnements.
Systèmes vivants, nos sociétés ne se plient à aucune de ces contraintes. L’énergie nous vient si facilement que nous la croyons sans limite. Alors que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel et que les animaux ne bondissent pas jusqu’au sommet des montagnes. Les mammifères développent des densités de puissances de quelques watts par kilogramme, alors qu’elles sont de l’ordre de plusieurs dizaines de watts par kilogramme pour nos machines et nos véhicules. Que seront nos vies dans un monde où les transformations de la matière se feront à nouveau aux échelles d’énergie qui sont celles du vivant ? À cette question s’ajoute celle de la dispersion de la matière. En bas de la chaîne trophique, les végétaux recyclent les éléments même quand ils se trouvent en très faibles concentrations dans le sol, dans les eaux, ou dans l’atmosphère. Cet admirable travail a un coût. Il peut être énergétique, dans le cas des processus massifs de distillation ou d’osmose inverse, par exemple. Mais il peut aussi se payer en durée, via des processus peu énergétiques, peu intensifs, donc lents.
Quelles analogies entre organismes vivants et sociétés sont productrices de sens ?
Les organismes vivants et les sociétés, qui sont également des systèmes, ont aussi un mode énergétique et proposent, au choix, trois points de fonctionnement caractéristiques :
> Rendement maximal, qui utilise au mieux l’énergie et la matière, sans considération de sobriété.
> Production maximale. En écologie, on le présente parfois comme résultant d’un « principe de production à puissance maximale », mais rien n’indique que les écosystèmes suivent une telle trajectoire, et encore moins qu’il s’agisse d’un principe.
> Minimisation des déchets, ou principe de sobriété. C’est l’allure que choisit un animal libre de ses mouvements. Pour un cheval, on peut montrer que, lors d’un déplacement unitaire le point où la quantité de déchets métaboliques rejetés par l’animal est minimale coïncide effectivement avec l’allure librement choisie (Figure 1). Pour nos sociétés, choisir ce mode implique de réduire l’intensité de fonctionnement au point exact de production minimale de déchets. Pas en deçà, sinon les déchets produits pour une tâche donnée croissent. Tout système (vivant, social ou technique) astreint aux lois de la thermodynamique a sa plage de fonctionnement optimal. En sortir, c’est changer le système ; en comprendre les lois permet de penser une véritable optimisation. Au-delà des simples analogies fonctionnelles, il s’agit bien de repenser nos technologies dans une perspective durable et résiliente. Et la connaissance des fondamentaux de la conversion d’énergie est au cœur de ces enjeux stimulants.
L’usage de nos technologies, filles des révolutions industrielles, soulève deux questions cruciales et connexes de ce point de vue : leurs émissions de gaz à effet de serre (et donc leur rôle dans le réchauffement climatique) et l’épuisement des ressources fossiles, minérales ou combustibles, utilisées pour les mettre en œuvre. À ces questions, s’ajoute le problème des dégâts sur les écosystèmes. Il n’est actuellement pas acquis que nos systèmes techniques nous feront passer le cap du xxie siècle. De ce point de vue, notre notion de «transition énergétique», sujet technologique, économique et politique en vogue, manque une partie de son objet. D’autant plus, si l’on considère les techniques comme des systèmes mettant en réseaux non seulement les matériaux, mais aussi les savoir-faire et les institutions.
Nos dispositifs technologiques consomment en quantités énormes des matériaux très divers, qui représentent près de 80 % du tableau périodique. La croissance de leur consommation ne peut perdurer sans épuiser des stocks constitués par les processus géologiques au cours de centaines de millions d’années. L’extraction des éléments chimiques met en œuvre des puissances gigantesques pour extraire des minerais les lingots de grande pureté qui serviront ensuite à élaborer les matériaux. Les éléments purs sont alors dilués. Pour faire de ces stocks des flux, il faudra recycler tous les matériaux que nous utilisons et, pour cela, inventer les procédés physicochimiques nécessaires. Une énorme puissance sera nécessaire : elle n’est disponible que dans des ressources à haute densité énergétique, les combustibles fossiles. Les cycles de purification suivie de dilution requerront à la fois puissance et énergie, car nos matériaux ne sont pas conçus pour être recyclés.
En quoi la composition du vivant est-elle riche d’enseignement pour nos technologies futures… et porteuse d’interdisciplinarité ?
Les technologies héritières des révolutions industrielles peuvent aujourd’hui être qualifiées de « zombies » : défuntes à l’aune de la soutenabilité, elles envahissent le monde et le transforment. Nous devons de toute urgence réinventer nos systèmes techniques pour les rendre compatibles avec les contraintes de soutenabilité, c’est-à-dire pour les faire durer sur des siècles ou des millénaires. Ils doivent pouvoir s’installer à l’échelle planétaire. Leur fabrication et leur fonctionnement doivent faire usage de faibles puissances, calibrées sur l’ordre de grandeur du flux solaire : 340 W/m2 en moyenne. Seuls les procédés répondant à cette exigence resteront « vivants » dans un paysage technique peuplé de fantômes.
Le vivant, terme de comparaison et solution possible, existe sur terre depuis environ trois milliards d’années : il est durable. D’un point de vue chimique, les êtres vivants diffèrent significativement de nos technologies. Six éléments seulement constituent 97 % de leur masse : carbone (C), hydrogène (H), azote (N), oxygène (O), phosphore (P) et soufre (S). Le vivant recourt à d’autres éléments comme, par exemple, le bore, le cobalt, le fer, le cuivre, le molybdène, le sélénium, le silicium, l’étain, le vanadium et le zinc, mais dans des concentrations inférieures à 1 % de la masse totale. Cette faible concentration exige moins de puissance pour être mise en œuvre. Généralement, pour les systèmes vivants, les concentrations de ces substances chimiques spéciales sont de l’ordre du millionième (ppm, partie par million). C’est aussi l’ordre de grandeur de celles que l’on trouve dans l’eau de mer ou dans l’eau douce.
Fait essentiel, les six principaux éléments chimiques — C, H, N, O, P, S — sont à la base des cycles biogéochimiques du carbone, de l’azote, de l’eau, du soufre et du phosphore, correspondant au processus de transport et de transformation d’un ou plusieurs de ces éléments entre de grands réservoirs : la géosphère, l’atmosphère et l’hydrosphère dans lesquelles la biosphère est immergée. Par les éléments chimiques qui les composent, les systèmes vivants sont inscrits dans les cycles auxquels ceux-ci sont associés. C’est ainsi que le vivant devient soutenable sur des milliards d’années. Pour permettre ce recyclage chimique, les systèmes vivants forment des écosystèmes étroitement imbriqués entre eux.
Ces différences entre les systèmes vivants et nos technologies actuelles sont des guides pour penser la durabilité à long terme, qui ne peut exister hors des contraintes et des limites biophysiques planétaires. Ces contraintes, de type flux, impliquent une décroissance de la consommation de puissance et de matériaux. Les technologies nouvelles doivent être basées sur des processus industriels analogues aux cycles de naissance, de croissance et de mort du vivant. L’agriculture, vieille de 14 000 ans, devrait être l’exemple de la durabilité, mais le xxe siècle l’a transformée pour une grande partie en technologie zombie. Il y a cependant des technologies qui correspondent peu ou prou à cette conception, comme des systèmes techniques biosourcés ou faisant usage d’êtres vivants. Ce biomimétisme ne consiste pas à copier ou réinterpréter une fonctionnalité biologique avec des matériaux et des procédés étrangers aux cycles du vivant, mais à collaborer avec du vivant, en tout ou en partie, et à connecter les systèmes techniques aux cycles du vivant. Le fait de greffer des dispositifs techniques dans les écosystèmes et d’inventer des écosystèmes biohybrides soulève des questions nouvelles et difficiles qui remettent en question les matériaux issus des révolutions scientifiques et techniques du xixe siècle. L’usage de matériaux compatibles avec les cycles biogéochimiques suppose la sobriété dans les pratiques, car les flux de matière et d’énergie utilisables sont limités.
Lier nos technologies au système-terre est un énorme défi pour les chercheurs et chercheuses, confrontés à sa complexité. Jamais il n’y a eu plus besoin de recherche que maintenant : mais quelle recherche ? Parmi les injonctions contemporaines adressées aux chercheurs et chercheuses actuels et à venir, il y a l’invention d’une interdisciplinarité efficiente, impliquant sciences de la nature et sciences des sociétés. Les questions soulevées sont planétaires et prospectives, mais elles passent aussi aussi par une évaluation, ou une réévaluation, de l’acquis durable des sociétés humaines, du passé ou d’aujourd’hui. L’alimentation, le vêtement ou la construction ont été renouvelables, massifs et efficients durant des millénaires. Avec plusieurs centaines de milliers d’habitants, les capitales de l’Antiquité et du Moyen Âge feraient aujourd’hui encore figure de grandes agglomérations ; mais elles étaient durables, au contraire des métropoles mondialisées contemporaines, dans leur grande majorité. Nos villes ne peuvent- elles le redevenir ?
Ces questions pèsent sur nos vies et soulèvent des questions éthiques nouvelles, qu’on ne peut laisser trancher par les sciences et techniques (S&T). La sobriété, définie plus haut à l’aide de la thermodynamique, est aussi une question de choix et de comportements. L’expertise de toutes les sciences humaines et sociales (SHS) est irremplaçable pour imaginer le devenir durable des sociétés et leurs systèmes techniques, qui sont tout autant des systèmes sociaux. De ce point de vue, la persistance d’un fossé trop important entre les SHS et les S&T et, plus généralement, la rigidité des structures disciplinaires, sont des obstacles que le système scientifique doit apprendre à résoudre. Ce ne sera pas chose facile : les chercheurs et chercheuses ne pensent avec rigueur que dans le cadre de leurs disciplines. Mais ils ne peuvent penser globalement qu’en dialogue avec d’autres disciplines, et le cadre et les sujets de ce dialogue ne sont pas toujours prévisibles. Une mutation épistémologique est nécessaire. Elle ne pourra advenir que lorsque les chercheurs et chercheuses dont beaucoup sont convaincus qu’une recherche rigoureuse est aussi une recherche globale, se donneront les hypothèses nécessaires pour la mener à bien.
Mathieu Arnoux, Christophe Goupil, José Halloy, Éric Herbert
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>Mathieu Arnoux LIED mathieu.arnoux@paris7.jussieu.fr
>Pour en savoir plus http://www.lied-pieri.univ-paris- diderot.fr